La vie d’artiste entrepreneur : entre création, gestion et quête de sens
Il existe un malentendu tenace dans notre société concernant la vie des artistes. On imagine souvent leur travail léger, presque frivole, une succession de rêveries et d’instants volés à la réalité. Pourtant, cette représentation est loin de la vérité. Derrière chaque œuvre, chaque spectacle, chaque création, se cache un monde complexe, une double vie exigeante qui fait coexister le souffle créatif et la rigueur entrepreneuriale.
Être artiste entrepreneur aujourd’hui, c’est être simultanément créateur et gestionnaire. C’est à la fois explorer des territoires intérieurs et affronter les réalités extérieures : financement, communication, administration, négociation. Cette double exigence est un défi qui bouleverse la conception traditionnelle de l’art.
La charge invisible de la création
Cette double vie est une réalité souvent méconnue. L’artiste doit consacrer une part importante de son temps non pas à créer, mais à organiser son activité. Comme le rappelle la sociologue Nathalie Heinich dans L’Épreuve de la création(1996), les artistes sont confrontés à « une tension constante entre la liberté créatrice et les contraintes administratives et économiques ». Selon une étude de la CISAC (2021), plus de 60% des artistes professionnels consacrent une grande part de leur temps à des tâches non artistiques, ce qui génère un stress important et un sentiment d’épuisement.
La singularité de l’artiste face à l’entrepreneur
Philosophiquement, il faut distinguer l’artiste de l’entrepreneur classique. L’entrepreneur vise le profit, l’optimisation et la rentabilité. L’artiste, lui, poursuit un autre objectif, plus difficile à définir, plus intime et profond. Le philosophe Henri Bergson, dans L’Évolution créatrice (1907), souligne que la création artistique est « un élan vital », une intuition qui échappe à la rationalité pure. Ce jaillissement, cette ouverture vers l’inconnu, est ce qui fait la spécificité de l’art.
Hans-Georg Gadamer, dans Vérité et méthode (1960), écrit que l’œuvre d’art est « un événement de vérité », un espace où la signification naît du dialogue entre l’œuvre et le spectateur, au-delà des contraintes économiques.
Cette tension entre liberté créatrice et exigences entrepreneuriales crée un paradoxe difficile à résoudre.
La jalousie et l’incompréhension sociale
Au-delà des contraintes internes, l’artiste fait face à un regard extérieur souvent teinté d’incompréhension, voire de jalousie. Beaucoup perçoivent l’artiste comme un « oisif », un rêveur irresponsable. Cette perception négative masque la réalité d’un travail intense et invisible.
Le sociologue Howard Becker, dans Les mondes de l’art (1982), explique que la création artistique est le fruit d’un « travail collectif », d’une longue chaîne de gestes, d’échecs et de réajustements, qui ne se limite pas à l’instant de l’œuvre.
L’art est omniprésent et essentiel
L’art n’est pas seulement ce que l’on voit dans les musées ou sur scène. Il est partout : dans les objets du quotidien, le design, la mode, l’architecture. Le philosophe Jacques Rancière, dans Le Partage du sensible (2000), insiste sur le rôle de l’art dans la redistribution des perceptions et la transformation des expériences collectives.
Reconnaître cette omniprésence de l’art, c’est aussi comprendre son importance fondamentale dans la construction de notre humanité.
Inégalités économiques et financement public
La question économique est cruciale. Alors que les artistes luttent pour accéder à des financements limités et souvent précaires, de grandes entreprises privées reçoivent des soutiens publics massifs, parfois sans réelle contrepartie. Un rapport du Conseil des arts du Canada (2019) montre que certaines multinationales bénéficient de milliards en aides publiques, soulignant une inégalité criante.
Cette situation révèle une sous-évaluation de la contribution culturelle, sociale et politique des artistes.
Vers une revalorisation de l’art et de la création
Face à ces défis, la question se pose : faut-il continuer à imposer aux artistes le rôle d’entrepreneurs, au risque d’étouffer la créativité ? Ou bien ne devrions-nous pas repenser notre modèle, en reconnaissant pleinement la singularité de la création artistique et en lui accordant le soutien adéquat ?
L’économiste David Throsby, dans Economics and Culture (2001), introduit la notion de « valeur culturelle » qui dépasse la simple valeur marchande, et plaide pour une approche intégrée qui valorise les dimensions symboliques et sociales de l’art.
Pour conclure, il est urgent d’ouvrir un dialogue honnête sur ce que signifie être artiste aujourd’hui. La double exigence d’être créateur et entrepreneur n’est pas un destin inéluctable, mais une construction sociale et économique qui mérite d’être questionnée. Redonner à l’art sa place unique, au-delà des logiques du marché, c’est investir dans notre humanité, dans notre capacité à rêver, à penser, à changer le monde.
Références :
Heinich, N. (1996). L’Épreuve de la création. Paris : Gallimard.
Bergson, H. (1907). L’Évolution créatrice. Paris : Félix Alcan.
Gadamer, H.-G. (1960). Vérité et méthode. Tübingen : Mohr Siebeck.
Becker, H. (1982). Les mondes de l’art. Paris : Minuit.
Rancière, J. (2000). Le Partage du sensible. Paris : La Fabrique.
Throsby, D. (2001). Economics and Culture. Cambridge University Press.
CISAC. (2021). Global Report on the Status of Artists. https://www.cisac.org
Conseil des arts du Canada. (2019). Rapport sur le financement des arts et de la culture au Canada. https://canadacouncil.ca